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En quoi les alternatives concrètes ont elles une portée politique ?

Le MES et Attac ont des liens de coopération au sein du Collectif pour la Transition Citoyenne et l’espace de travail Alternatives concrètes d’ATTAC dont l’équipe a proposé ce texte à publication dans Angle d’ATTAC la lettre aux adhérents. A sa suite deux visonconférences ont été organisées à la demande de deux comités locaux d’ATTAC, (Paris 20è et Attac Savoie). Il circule à la demande d’un autre comité local. L’objectif est d’inciter les comités locaux dont la fonction est essentiellement d’éducation populaire et de mobilisation citoyenne à s’investir dans des initiatives d’alternatives, le plus souvent d’économie solidaire. Il s’agit d’associer les différentes formes de résistance à l’économie ultra libérale .
Le Mouvement pour l’Economie Solidaire a choisi de publier ce texte de l’espace de travail Alternatives d’Attac France comme un élément de contribution au débat sur ce qu’est l’économie solidaire.

Ce texte répond à une question souvent adressée à l’espace de travail Alternatives d’Attac France : en quoi les activités dites alternatives ou d’économie solidaire portent-elles une intention politique et influent-elles ce champ-là ? Est-ce une forme de lutte au même titre que celles menées par les mouvements sociaux et quelle place occupent-elles dans le logiciel stratégique d’Attac ? En d’autres termes, en quoi participent-elles « au » ou « à la » politique dans ses différentes acceptions :


1/ au politique comme conditions du vivre ensemble au-delà des différentes communautés et identités, de ce qui maintient la collectivité dans sa cohérence et de ce qui permet à cette collectivité d’agir, d’avoir du pouvoir sur elle-même.

2/ à la politique comme exercice du pouvoir et organisation d’une société

3/ à la politique dans le sens de stratégies de conquête du pouvoir ce qui suppose, tout en reconnaissant ce qui fait cohérence dans une société, de mettre en avant des différences et des divisions, des intérêts divergents, des inégalités et des oppressions, de mener une bataille sur le plan idéologique et de constituer des rapports de force.

Toutes les communautés humaines quelle que soit leur taille, du noyau familial aux tribus les plus reculées dans le temps établissent des principes de régulation qui tendent à harmoniser les comportements individuels avec les attentes collectives. Ces règles qui définissent la norme, soit ce qui est considéré comme un comportement tolérable ne menaçant pas l’intégrité du groupe, voire comme désirable, augmentant la puissance d’exister de chacun, nécessitent une instance reconnue comme garante de leur application. Elles s’appliquent dans tous les domaines de l’existence et de ce fait englobent la dimension économique (vie et survie du groupe) la dimension sociale (interactions des humains entre eux) la dimension spirituelle (registre des croyances). Au fur et à mesure de la complexification des niveaux d’interaction liée à l’agencement de plus en plus intriqué des humains entre eux, le politique a occupé une place primordiale dans la mesure où il est associé au pouvoir : pouvoir de distribuer les richesses, pouvoir d’édicter des conduites, pouvoir d’inventer et de diffuser les récits et les mythes fédérateurs, le narratif commun, pouvoir de vie et de mort, de façon ultime.

Ce qui fait appartenance nationale, ce n’est pas la langue (la plupart des Etats comptent plus d’une langue parlée), ni les frontières géographiques (on peut être d’une nationalité et vivre à l’étranger) même si elles ont leur importance, c’est le corpus de lois qui régissent la Nation dont on est un citoyen, auxquelles on est assigné qu’elles nous conviennent ou pas. Or, ce qui pouvait être contesté, débattu, amendé au sein d’entités relativement réduites (ainsi la pratique de la palabre en Afrique) ne trouve plus d’arènes adaptées lorsqu’on traite le sort de millions de personnes. La démocratie représentative aurait dû, théoriquement, tenir ce rôle. Mais le délitement de plus en plus inquiétant de cette fonction (les parlements chambres d’enregistrement de diktats pilotés par ce que certains appellent « la géopolitique furtive" ), l’éloignement entre les lieux de pouvoir (de la) politique et ceux du pouvoir économique, la prépondérance de ce dernier sur tous les autres, la concentration des dits pouvoirs entre les mains d’un nombre réduit de personnes qui cumulent de plus un niveau de richesse financière aberrant, tout cet ensemble a conduit aux impasses du politique (débattre et décider en commun) que nous connaissons. L’homo economicus est devenu un homo inhumanus (J.M Harribey 2008), mettant en danger son biotope et l’avenir de l’espèce faute d’avoir su juguler l’excessive avidité qui a trouvé toute licence grâce à la fiction du marché auto régulateur et au dogme ultralibéral de la fin de l’État.

Le rôle du politique consiste à paramétrer l’approche économique sociale et culturelle. Quels sont les besoins ( biologiques, sociologiques , individuels, collectifs) qui relèvent de la nécessité (survie) en relation à leur légitimité ( déontologie) ? Quelles contraintes sont supportables (nécessaires, acceptables) ? Quels équilibres doit-on rechercher dans la définition et la mise en jeu des quatre dimensions suivantes :

 la place du travail (labeur) dans le système de production : travail choisi versus travail contraint

 les modes de régulation et de répartition des systèmes de production, échelle des salaires, reconnaissance de l’utilité sociale

 la fonction de l’autonomie dans le système de maintien du désir donc de la vitalité : permettre à chaque personne de jouer de sa compétence en lui reconnaissant le droit à l’expression de son intelligence des situations

 le rôle de l’interaction dans le système de vigilance collective : rôle des syndicats, des lanceurs d’alerte, de l’information libre

Or l’état du monde fait apparaître la faiblesse du politique à jouer son rôle de régulation. On constate en effet que la planète montre les signes les plus alarmants de détérioration de l’habitabilité pour un nombre de plus en plus élevé d’espèces pendant que des distorsions se développent de façon exponentielle par excès ou atrophie des principales dimensions humaines, aux dépends des conditions de vie des populations :

Sur le plan de la vie biologique : faim, maladie, accidents, meurtres, suicides

Au niveau social : errances, incivilités, vols, assassinats, guerres civiles, dictatures

Pour le pôle spirituel : intolérance, déracinement, sectarisme

Et au niveau transactionnel : fermeture sociale, individualisme excessif, guerres médiatiques, gabegie informationnelle.

Les alternatives économiques et sociales font advenir les solutions utilisables par les humains pour intervenir sur leurs conditions de vie sans intermédiaires autres que leur propre investissement, même si dans un deuxième temps elles peuvent être généralisées en lien avec la puissance publique lorsque l’organisation a une utilité sociale avérée et bénéficie à la collectivité.

Ainsi à la fin du XIXème siècle, en concomitance avec les mouvements ouvriers eux-mêmes issus de l’industrialisation, qui a drainé dans les usines proches des villes, d’anciens ouvriers agricoles ou petits artisans ruinés par la mécanisation industrielle, se sont organisés des mouvements mutualistes pour répondre à une paupérisation redoutable. Les coopératives ouvrières pour résister à l’inféodation servile exigée du patronat, les coopératives d’achat pour organiser la solidarité entre les familles, les mutuelles de santé en l’absence de solutions face à la maladie ou au chômage. Ces formes d’organisation sont soutenues voire initiées par l’action syndicale de grands meneurs de luttes politiques d’obédience socialiste (Proudhon, Jaurès), ou catholique (Le Play) et théorisées, notamment le mouvement coopératif par Charles Gide.

Le Conseil National de la Résistance après la deuxième guerre mondiale va initier un grand service de solidarité nationale inspiré par ces prédécesseurs avec la garantie de l’État (Sécurité sociale, assurance chômage, assurance vieillesse) grâce à une collecte de cotisations indexées sur le niveau de ressources.

Dans les années 60 les premières alertes écologiques sonnent le glas des « trente glorieuses », suivies de la réaction ultralibérale qui va engager « la crise économique » installant durablement la précarité de l’emploi, la stagnation du pouvoir d’achat, la montée des inégalités, le retour du colonialisme dans les pays du Sud par l’instauration des Plans d’Ajustement Structurel.

L’agitation et les révoltes contre les guerres colonialistes (Algérie, Vietnam), l’éruption des mouvements libertaires des années 70 entament une contestation contre un système de plus en plus critiqué dans ses fondements capitalistiques. Dans le même temps, la société civile se mondialise et de nouvelles formes d’organisation voient le jour, notamment pour pallier les déficiences grandissantes des structures de pouvoir à établir une société vivable et durable. Les citoyens créent des organisations qui auront pour objectif de répondre aux besoins non couverts par le marché ou l’État mais surtout et avant tout de retrouver un libre arbitre, une marge de manœuvre dans laquelle peuvent se réinstaller les principes démocratiques mis à mal par les « nouveaux féodaux » (Jean Ziegler, L’empire de la honte).

Cette mobilisation de la société civile engendre des mouvements qui vont cheminer parallèlement sans toujours se reconnaître et s’associer. Ainsi l’économie solidaire lance en 1997 les rencontres de Globalisation de la solidarité à Lima qui donnent naissance au Réseau intercontinental de promotion de l’Economie Sociale et Solidaire. Quelques années après Attac est créée à la suite de la mobilisation mondialisée contre les accords de l’AMI à Seattle et organise avec d’autres le mouvement altermondialiste et les forums sociaux mondiaux comme alternative au Forum économique de Davos. Le premier a lieu à Porto Alegre en 2001. Ces deux mouvements participent à leur manière à la bataille idéologique nécessaire à un changement politique :

 Attac, mouvement d’éducation populaire, a pour objectif de conscientiser les citoyens sur les ravages de l’économie ultra libérale et d’organiser la résistance notamment à la financiarisation de l’économie, au détournement de la richesse collective vers des fortunes privées et à l’ensemble des conséquences catastrophiques qu’entraîne une économie de prédation outrancière des ressources naturelles, d’exploitation généralisée d’une majorité d’humains par un nombre réduit de profiteurs.

 L’Economie sociale et solidaire rassemble des activités dont l’objet n’est pas le profit mais la mise en acte concrète d’autres valeurs. Qu’est-ce qui caractérise ces alternatives qui nous intéressent ?

• Elles ont toutes un aspect écologique, que ce soit le cœur du projet ou un « supplément d’âme ».

• Elles pratiquent des formes de démocratie, participatives, à petite échelle. Elles sont créatrices de lien social.

• Elles permettent à leurs acteurs de vivre mieux et produisent de la justice sociale, presque « par surcroît » (p.ex., un permaculteur vit mieux qu’un petit agriculteur soumis à l’agro-industrie).

• Elles occupent des territoires définanciarisés, elles se développent hors des logiques économiques libérales qui n’ont aucune prise sur elles. Elles sont une démondialisation en acte.

Par les alternatives concrètes, les citoyens se réapproprient les questions qui les concernent, interrogent leur façon de consommer, de produire, voire la place que consommation et production ont dans leur vie, et plus généralement leur mode de vie. Elles sont une manière de redonner du sens politique aux gestes quotidiens, d’avoir des pratiques où le pouvoir sur son existence n’est plus délégué mais partagé, de construire des expériences de démocratie directe, d’autogestion… et au final de reconquérir pratiquement ces « espaces perdus par la démocratie ». Les faire connaître participe au dépassement de l’idéologique libérale qui affirme qu’« il n’y a pas d’alternatives » et au changement d’imaginaire nécessaire pour remobiliser de manière positive face au défaitisme et au pessimisme. Lier systématiquement les alternatives concrètes aux mobilisations permet de dépasser une image de simple opposant au système en y adjoignant celle de semeur de possibles.

Les alternatives réinventent les lieux du politique. Le politique redevient "la chose publique" parce que s’y regroupent des citoyens d’horizons différents et les questions soulevées lors de la sauvegarde d’une ressource ou de la réinvention des aménagements dits du territoire relèvent véritablement du politique. Ainsi des nouvelles formes de gouvernance, de gestion de ces alternatives sont une construction sociale qui permet d’échapper au marché, pour acquérir de nouveaux droits ou en reconquérir comme la démocratie. C’est l’organisation de ces alternatives par des citoyens, des élus, qui garantit une certaine pérennité de la ressource et permet d’interroger comment on la consomme, comment on la produit ; chacun en est partie prenante. Cela oblige à de nouvelles formes d’engagement, d’implication, de conscientisation....

Les alternatives bâtissent concrètement le nouveau monde et font reculer l’ancien, le remplace peu à peu, sur le terrain, dans l’économie, la vie sociale et les mentalités. Les alternatives locales concrètes sèment les graines d’autres mondes possibles tout en répandant des grains de sable dans les rouages du système. Elles participent à la construction d’un autre monde, que certains posent d’emblée « en-dehors du capital », ou comme de petits trous que l’on creuse au sein du capitalisme (Jacques Rancière). Leur développement n’est pas à considérer comme un réformisme social, mais comme une voie que l’on explore ici et maintenant afin de construire dans la résistance cette société radicalement nouvelle, dans la perspective d’une prise de pouvoir ultérieure qui puisse enfin tenir ses promesses.

Au-delà de l’opposition contre-productive entre les « colibris », les acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire et les « étatistes », comment imaginer faire le lien entre ceux qui construisent des alternatives à une échelle locale ou plus étendue et ceux pour qui la prise de pouvoir est nécessaire si l’on veut effectivement changer de monde ? Sans doute faut-il donner un nouveau sens à ce qu’est gouverner en adoptant une stratégie de transformation, que ce soit au niveau des collectivités locales ou de l’Etat, basée sur :

 le développement des alternatives tout en réduisant le territoire de la finance et de l’exploitation

 l’expérimentation de nouvelles formes démocratiques.

 un processus d’élaboration continue et contradictoire remontant de « la base » pour rechercher les bons moyens à même de réaliser progressivement ce projet.

En conclusion, insistons sur l’intérêt de penser les complémentarités plutôt que les oppositions et d’inviter les militants à déployer un nouvel imaginaire tout en l’étayant de réalisations concrètes qui, au plus près des réalités locales et en lien avec les collectivités territoriales, visent à rétablir du commun là où les privatisations ont asphyxié l’initiative citoyenne en manipulant la gestion des affaires publiques au profit des plus riches. Apporter une réponse aux aspirations d’une grande partie de la population pour "le monde d’après" (la crise sanitaire), c’est en réalité proposer une dynamique crédible à laquelle chacun peut participer, c’est faire crédit à l’intelligence collective et au désir d’autonomie, c’est battre en brèche la tentation du retour à "l’anormal", c’est renchérir sur l’importance pour les adhérents et les comités locaux de s’investir dans l’élaboration et la mise en œuvre de la Révolution écologique et sociale, le fil rouge d’Attac pour ces prochaines années.

Cet article est repris de : En quoi les alternatives concrètes ont elles une portée politique ?